04.05.2003 – Femina Le Matin Dimanche par Marie-France Rigataux

Le parfum dans les gènes

Fils d’Edmond, l’inimitable créateur de plusieurs chefs-d’œuvre delà parfumerie, Michel Roudnitska a réussi une double gageure: s’inscrire dans l’illustre lignée tout en se faisant un prénom synonyme de rareté olfactive.

Parfumeur, photographe, metteur en scène ou plutôt chercheur transdisciplinaire comme il se plaît à se définir lui-même, Michel Roudnitska est avant tout un nez! Initié, entre 1972 et le début des années quatre-vingt, aux matières premières odorantes par un père autoritaire et sans indulgence, il trouve une libération salvatrice dans les voyages lointains.

«Je ne regrette pas cette formation imposée. Mon père, qui l’était pour lui-même, avait un très haut degré d’exigences et ne laissait à personne le contact avec la clientèle. Cette chasse gardée rendait impossible l’expression d’une autre sensibilité et, tout en l’admirant, il m’est apparu évident que je ne pourrais m’exprimer qu’en voyageant, autant pour trouver de nouvelles odeurs que pour explorer d’autres voies.»

Saisi par la beauté du Pacifique Sud et de la Polynésie Irianaise, il devient photographe, réalise des reportages pour l’agence Gamma et collabore à la réalisation d’un ouvrage sur la perle de Tahiti. L’idée de concilier images, odeurs et musiques naît spontanément, et Michel Roudnitska finit par associer de façon magistrale deux sens complémentaires, la vue et l’odorat, dans des spectacles qui, rapidement, le ramènent à sa première passion: le parfum.

«C’est en travaillant, en 1996, sur un spectacle célébrant les 50 ans du Festival d’Avignon que j’ai décidé d’introduire cinq thèmes olfactifs, dont le premier, la route des épices, se proposait de retracer l’histoire du parfum de son origine asiatique au pourtour méditerranéen. Le succès fut tel que cela m’a donné l’envie de développer l’accord: d’abord sur la noix muscade, avec de l’orange, de la cannelle, du girofle, du poivre, puis des bois, santal, cèdre, et, au niveau floral, de la rose et du géranium.»

En 1999, le parfum séduit Frédéric Malle, éditeur parisien de parfums rares: Noir Epices est né, oriental boisé tout en rondeur, ralliant autant les suffrages masculins que féminins. A ses côtés, dans le même lieu, un autre parfum, Le Parfum de Thérèse, réédition d’une composition de 1960 esquissée en hommage à son épouse par Edmond. Tout un symbole!

Une voie pour l’extase

Présenté comme l’une des plus importantes créations du parfumeur, ce Parfum de Thérèse, accord inédit de violette, rose, prune, girofle sur fond de cèdre, vétiver et cuir, n’avait jamais été commercialisé. Il aurait dû sortir sous le nom de Fidji, révèle Michel Mais la crainte des détaillants l’emporta: le parfum fut retiré du marché avant même d’avoir été lancé par Lancôme. Trop innovant, donc trop segmentant, il n’a guère plu davantage à Ungaro ou à Dior, eux aussi intéressés. Il aura fallu quarante ans pour qu’il trouve son public.

Muse, mais aussi courroie de transmission entre fournisseurs et clients de l’atelier Art & Parfum, créé dès 1946 par son époux, Thérèse, aujourd’hui veuve et associée à son fils, se révèle une partenaire indispensable.

«Non seulement elle a géré la société de façon remarquable, mais tout le monde ignore qu’elle fut aussi à l’origine de Moustache (Rochas) dont elle a développé l’accord avant que mon père ne le mette en forme. A 80 ans passés, ma mère reste un nez de référence.»

Installé dans la campagne grassoise, Art & Parfum se fournit dans le monde entier. «Grasse est une plaque tournante, mais des matières proprement locales achetées en grande quantité il ne reste plus que la lavande, le lavandin, la sauge en Haute-Provence, un peu de rose, de jasmin, de mimosa et de violette sur la Côte d’Azur. Compte tenu de leur prix de revient, ces matières sont utilisées à l’état de traces dans les parfums, je n’ai aucun a priori: j’aime énormément le jasmin, mais je travaille aussi bien sur la jacinthe, le magnolia; j’ai commencé les notes pamplemousse qui sont maintenant à la mode Il faut savoir que les courants de fond commencent parfois quinze à vingt ans avant que le public ne les adopte. Les tendances actuelles? Je pense à des odeurs florales plus claires, plus franches, assez aériennes, usant d’accords auxquels on n’a pas été habitué: légumes, note thé, etc. Un grand parfum se construit comme un vin ou un film. Mon père a travaillé plus de six ans sur l’Eau sauvage. Les seuls changements depuis sa création (1966), c’est le remplacement de la bergamote pure, contenant du hergaptène sensibilisant, par une bergamote traitée. Cela se ressent un peu à l’odeur, moins riche qu’à l’origine.

L’établissement de normes imposées par les législateurs risque de générer des parfums sans consistances : pour se protéger un maximum, les grandes marques vont être contraintes de diminuer l’utilisation de ces huiles essentielles (jasmin, rose, bergamote, lavande…) susceptibles de contenir des substances allergènes pour seulement 0,01 à 0,1% de la population. Est-ce parce que certaines personnes y sont allergiques qu’on interdit la vente des fraises ou de crustacés? Il vaudrait bien mieux développer quelques propositions pour ces gens sensibles et laisser plus de liberté pour les autres. Etablir une règle générale pour tout le monde mène à des choses aberrantes. Le parfum doit rester une voie pour l’extase.»

Les rues de San Francisco

Fort du succès remporté par le spectacle « Un Monde en Senteurs » sur une partition de Nathalie Manser, violoncelliste suisse, et David Richards, ingénieur du son, présenté en décembre dernier à l’Auditorium Stravinski de Montreux, l’homme-orchestre fourmille de projets.

En Italie, Allemagne, Pologne, mais aussi à Grasse et à New York New York où trois parfums, tout nouveaux, remportent déjà un vif succès. Un beau projet dans le droit fil de l’initiative de Frédéric Malle, puisque DelRae Roth, directrice d’un atelier de graphisme à San Francisco, a choisi, elle aussi, de mettre à l’honneur des parfums d’auteurs. Eau illuminée, Amoureuse, Bois de Paradis sont déjà diffusés à Berkeley, Santa Monica, Chicago, Seattle, Minneapolis.

«Pour le premier, une Cologne très concentrée (15%), je me suis imprégné de la végétation propre aux collines de San Francisco où il y a une sorte de garrigue très spécifique, assez différente de la Provence. La note marine rappelle l’océan Pacifique. La chaleur venant après avec la fèvetonka. Amoureuse est un fleuri frais et poudré puisant son inspiration dans un Box, qui s’épanouit dans les rues de San Francisco, un accord original de fleurs blanches (jasmin et tubéreuse, fleurs exotiques), sur fond de miel et de bois.

Quant à Bois de Paradis, c’est un boisé gourmand dans l’esprit d’un Féminité du Bois de Serge Lutens. Un cèdre avec un départ rosé, un côté fruité exotique, figue sèche et caramel.»
Disponibles en Europe en 2004 seulement, ils confirment l’immense créativité du parfumeur qui dissocie ce travail de celui des spectacles où le parfum, volontairement plus simple, se résume davantage à une note de cœur.

«La perception dans une salle ou un vaste espace ouvert ne nécessite pas de pyramide olfactive. Si la salle est équipée d’un dispositif d’air conditionné, nous l’exploitons. Sinon, nous disposons de nos propres systèmes: le parfum est brumisé en particules de 1 micron restant en suspension dans l’air, bénéficiant d’un pouvoir de diffusion très, très fort. L’effet est saisissant. La note de fond, c’est le véritable parfum résultant du mélange des sept senteurs, celle qui reste dans la salle près de deux heures après le spectacle.»

Marie-France Rigataux

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